Côte d’Ivoire : je suis mon propre bourreau
Dehors ils cassent, crient, brûlent, se font frapper et tuer.
Et nous derrière nos écrans, on publie, on commente, on attise la colère avec l’outil du moment. On encourage, on fait même des prédictions sur la durée du gouvernement en place.
Le gouvernement lui s’emmure dans sa tour de verre opaque.
Il mate avec des gourdins et des emprisonnements, les cris d’une détresse mal exprimée.
Oubliant que la colère est grande quand on a la conviction d’avoir été berné par des promesses de « Solutions » jusqu’alors immatérielles.
Mais dans ce tohu-bohu d’incompréhensions, on oublie tous une chose.
Notre responsabilité
Nous nous plaignons à longueur de journée, accablant nos dirigeants et le système.
Normal que le gouvernement soit le premier visé c’est vrai, car il est le mandaté.
La vie est chère, les factures d’électricités sont faramineuses, les campus mal gérés.
Et parce qu’on est tous fatigués, on passe sa vie à se plaindre.
Au bureau, dans le bus, au marché, sur les réseaux sociaux, dans nos chambres, dans les rues. Une seule expression:
ON EST FATIGUÉ
Oui nous sommes tous fatigués.
Mais de quoi au juste ?
Nous sommes fatigués du système pourtant nos faits l’arrose.
On est fatigué du maigre nombre de bus en oubliant que la dernière fois pour exprimer au pouvoir notre mécontentement, on a brulé plusieurs bus.
On est fatigué de la CIE, on brûle donc et on casse les installations du groupe.
Et on oublie qu’on vient par la même occasion de faire perdre son emploi à Patrice le seul salarié de la famille.
On est fatigué de la conduite scandaleuse et dangereuse des « gbaka et massa« , ces hors-la-loi qui sèment la mort et la désolation chaque jour et que la police feint de ne pas voir.
Mais ce qu’on oublie c’est la soirée qu’on vient de passer à « siffler » les bières d’Angelo le policier du quatrième, qui rentre chaque soir partager avec nous les gains du racket.
Gabriel est fatigué, Minata est fatiguée, Abou le mougou Pan est fatigué, Prisca rose bonbon est fatiguée.
Mais Abou oublie que le mougou Pan a parfois pour résultat des enfants livrés à eux même et en rogne contre la société. On les appellera « microbes ».
Gabriel est fatigué de son difficile statut de chômeur, en oubliant que le boulot qu’il attend ne viendra pas le trouver au gbêlê du quartier. Et qu’un chômeur n’est pas un handicapé moteur.
Tu es fatigué du système mais tu l’arroses.
Tu es fatigué pourtant, afterwork pour toi rime avec bamboula chaque soir dans les bras d’une nouvelle « petite« . Ailleurs les afterworks servent à prolonger des discussions constructives dans une ambiance décontractée.
Tu es fatigué mais tes actions sociales sont tellement peu nombreuses qu’on s’y perd.
Tu es fatigué mais les seuls cadeaux que tu offres aux enfants (quand par chance tu y penses) sont des poupées outrageusement maquillées et des pistolets. Ailleurs on leur offre des jeux éducatifs et des sorties culturelles.
Pas besoin d’être riche pour éduquer nos enfants et leur inculquer des valeurs. Notre société de demain sera le résultat de ce que nous leur donnons comme exemple aujourd’hui. Une société raciste, xénophobe ne naît pas du jour au lendemain. Ce sont des sentiments qu’on sème, qu’on nourrit et qui germent parfois plus vite qu’on ne le souhaitait. Avec des résultats qu’il devient impossible de maîtriser.
Pendant que les autres faisaient du savoir et de l’éducation une arme pour produire des dirigeants forts et crédibles, nous avons fait de nos enfants des bombes autodestructrices. Les résultats sont là.
On nous a appris à nous plaindre, à tout réclamer, mais se remettre en cause non. Aujourd’hui nous avons perdu tout sens critique, toute notion du dur labeur.
Il va falloir réapprendre à vivre, trouver en nous la force de transcender nos lacunes, nos peurs, nos soucis du quotidien. Apprendre à s’exprimer avec des mots, de l’intelligence et des actes forts. Oublier les casses et les pillages.
Il nous faut recadrer nos ambitions. Apprendre à vivre pour les générations à venir, apprendre à se surpasser pour léguer un monde digne aux générations futures.
Et comme des hommes l’ont fait pour nous il y a quelques siècles, accepter de se sacrifier à la tâche, ne rien récolter aujourd’hui pour que nos enfants aient tout demain.
Seul un travail sur nous même nous fera atteindre les sommets. Le respect ne se réclame pas, il s’acquière et s’impose naturellement. On ne peut pas exiger des autres qu’ils nous respectent quand nous ne faisons rien pour le mériter.
Oui nous avons tous droit à une vie meilleure.
Mais nous avons avant tout le devoir d’être meilleurs.
Matagaly T.
Petit lexique:
gbaka : mini-car de transport en commun de 18 places en service dans les différentes villes de Côte d’Ivoire
massa: mini-car de transport en commun (interurbain) de 22 places
mougou Pan: courtiser une femme et l’abandonner une fois qu’on a réussi à avoir des relations sexuelles avec elle.
https://mcagnini.com/expression-urbaine-faire-un-mougou-pan/
Siffler: Consommer une grande quantité d’alcool
microbes: Bande armée d’enfants et d’adolescents auteurs d’agressions violentes et barbares dans la ville d’Abidjan
gbêlê: Alcool frelaté issue des distilleries clandestines locales. Boisson très prisé par les moins nantis
afterwork: Sortie détente juste après le boulot entre amis ou collègues
petite: Petite amie occasionnelle
Commentaires